Histoire

Israël et la Nakba, de la reconnaissance au déni

Israël célèbre son soixante-dixième anniversaire. Pour les Palestiniens, il s’agit plutôt de la Nakba, la catastrophe qui les a frappés et contraints à l’exil. Si la Nakba était reconnue par de nombreux responsables et intellectuels israéliens durant les premières années du jeune État, elle a été par la suite contestée officiellement, alors que les preuves des exactions commises par l’armée israélienne en 1947-1949 et de l’épuration ethnique dont furent victimes les Palestiniens s’accumulaient.

Ruines du village palestinien de Lifta, près de Jérusalem, vidé en 1948 de ses habitants qui n’ont jamais été autorisés à y revenir

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les premiers utilisateurs du terme « Nakba » (catastrophe) en référence au désastre palestinien sont les militaires israéliens. En juillet 1948, l’armée israélienne s’adresse, par tract, aux habitants arabes de Tirat Haifa qui résistaient à l’occupation. Dans un arabe excellent, elle les exhorte à se rendre en ces termes : « Si vous voulez échapper à la Nakba, éviter un désastre, une inévitable extermination, rendez-vous. »

En août 1948, l’intellectuel syrien Constantin Zureik publie son essai : The Meaning of the Disaster1. Il écrit que « la défaite des Arabes en Palestine n’est pas simplement un retour en arrière ou une atrocité temporaire. C’est une ‟Nakba” au vrai sens du terme ». Pour lui, alors, la Nakba affecte le monde arabe tout entier et ne peut se réduire aux seuls Palestiniens. Nathan Alterman publie le 19 novembre 1948 son poème « Al-Zot » (« À propos de ceci ») dans le journal Davar, et David Ben Gourion ordonne qu’il soit distribué à tous les soldats. Ce poème décrit le massacre des Palestiniens sans défense, il fait probablement référence aux crimes de guerre commis à Lod (Lydda). Hannan Hever et Yitzak Laor affirment que la critique de l’événement n’est pas aussi limpide qu’elle pourrait sembler à première vue. Même s’ils ont raison, et en dépit du fait que le poème se termine par un appel très clair : « N’ayez pas peur » et « Ne le racontez pas dans Gath…. »,2 ce poème décrit des évènements qui, s’ils étaient publiés aujourd’hui, provoqueraient un énorme tumulte dans le public israélien et parmi ses leaders, comme le montre le tollé provoqué, par exemple, par les révélations de l’ONG Breaking the silence en 2016.

En 1948, S.Yizhar3, un des auteurs israéliens majeurs, écrit Hashavuy (« Le captif » ) dans lequel il décrit le comportement cruel des soldats israéliens envers les Palestiniens vaincus. Plusieurs de ses livres parus ces années-là, notamment Yemey Ziklag (« Les jours de Ziklag ») et Khirbet Khizeh relatent ouvertement les atrocités perpétrées par les soldats pendant la Nakba. Khirbet Khizeh figure même dans les programmes officiels du ministère de l’éducation et est alors lu par des milliers d’étudiants.

La « naïveté » des premiers discours

À la fin des années 1940 prévaut une sorte de naïveté dans les discours sur la Nakba. Même si le terme lui-même n’est pas mentionné, les évènements, y compris les atrocités perpétrées par les soldats sionistes à l’encontre des Palestiniens, sont décrits simplement, comme allant de soi, sans filtres narratifs ou sublimation. Le premier livre sur « La conquête de Jaffa » fut ainsi intitulé en hébreu par son auteur, Haïm Lazar, en 1951. Plus tard, le mot de « conquête » sera remplacé par « libération » ; Lazar utilise également le terme « nettoyage » pour décrire ce que les milices sionistes firent à Jaffa. Lorsque le chercheur en sciences politiques Meron Benvenisti et l’historien Ilan Pappé utiliseront le même terme, il sera perçu comme une véritable provocation.

Les Palestiniens devenus citoyens israéliens sont encore sous le choc et traumatisés, ils subissent un régime militaire qui ne leur autorise aucune forme de protestation. Les réfugiés palestiniens attendent qu’on leur rende justice, un soutien venant des nations arabes et de la communauté internationale, mais aucune aide significative ne va venir.

En 1951, la Cour suprême rend un décret devenu célèbre, stipulant que les résidents d’Ikrit et de Birim qui avaient été chassés de leurs villages sont autorisés à y retourner, comme cela leur avait été promis le jour où ils en furent expulsés. Et l’année d’après, la Cour suprême accepte l’appel des résidents de Jalarre demandant à y retourner. Mais les membres du kibboutz Lahavot Haviva installé sur les terrains du village font sauter les maisons à l’explosif, empêchant ainsi leur retour. Dans ces quatre cas, le retour des réfugiés fut empêché par l’armée dont les décisions ont prévalu sur celles de la justice. Depuis, plus aucune décision de justice semblable n’a été prise.

« Un désastre selon leur point de vue »

Les évènements devenant de plus en plus lointains dans l’histoire, et tandis que la nouvelle nation s’active intensément à se construire, à installer les nouveaux arrivants et à empêcher le retour des réfugiés palestiniens, la façon naïve d’aborder la Nakba est ouvertement abandonnée. On identifie clairement ce changement au fait que les réfugiés qui tentent de revenir se muent soudainement en « infiltrés » (mistanenim). Ils cessent d’être des indigènes qui ont été expulsés et qui tentent de retourner chez eux, et deviennent dès lors des étrangers, illégaux et illégitimes. Un véritable abîme sépare un « réfugié » d’un « infiltré ». Le premier est déraciné, c’est une victime, il a été vaincu et est traumatisé. Le second n’est pas d’ici, il nous veut du mal, c’est un voleur, il traverse une frontière géographique. Plus tard, l’infiltré palestinien devient un fedayin, complétant ainsi l’entière transformation d’un réfugié devenu immigrant illégal en terroriste.

La couverture médiatique des romans qui décrivent ouvertement ce qui s’était déroulé en 1948 force le gouvernement à créer un méta-récit justifiant les atrocités commises par « nos garçons ». Il devient alors difficile pour le nouvel État de continuer à décrire le mal fait par les Israéliens envers les Palestiniens sans la médiation d’un discours qui défende « notre côté ». La Nakba devient « un désastre selon leur point de vue » (celui des Palestiniens) et c’est ainsi que deux histoires sont créées : la nôtre et la leur.

La Nakba prend place comme partie intégrante du discours qui tente de justifier la formation de l’État d’Israël après le génocide des juifs d’Europe. La première utilisation de la théorie du « pas le choix » de l’histoire de l’État apparaît alors : nous n’avions pas d’autre choix que de faire ce que nous avons fait en 1948. Et, en corrélation avec ce « pas le choix », celle de la « pureté des armes » (tohar ha neshek) selon laquelle en 1948, nos soldats n’ont pas commis d’atrocités, et, s’ils en avaient commis, il ne s’agirait que d’exceptions.

1967 : priorité à l’occupation

La pression exercée en Israël par Moshe Dayan et d’autres pour un « second round » déclenche la guerre de 1967 qui sera la plus grande expansion territoriale du projet sioniste au Proche-Orient. Elle va offrir à Israël un territoire quatre fois plus grand que celui qu’il possédait avant la guerre. La Cisjordanie et Gaza, le plateau du Golan et la péninsule du Sinaï sont conquis. Les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza vivent désormais sous un régime militaire et le nombre de réfugiés augmente d’un quart de million ; certains le sont d’ailleurs pour la seconde fois depuis 1948.

En Israël, l’économie florissante, l’euphorie et l’arrogance qui succèdent à la grande victoire militaire sur les légions arabes en six jours permettent l’émergence d’un débat pour savoir s’il faut contrôler les territoires occupés et y rester. On peut désormais affirmer que ce débat n’en a, en fait, jamais été un véritable et qu’il n’y avait aucune chance qu’un retrait des territoires occupés de Cisjordanie et de la bande de Gaza soit décidé. Mais, à cette époque, le débat entre les partisans du maintien et leurs adversaires était réel et avait encore un sens.

Avec la vaste expansion coloniale, la Nakba disparait complètement en Israël. L’occupation et les expulsions de 1948 sont effacées de la mémoire collective depuis les nouvelles conquêtes. « L’occupation » devient un concept associé exclusivement à l’expansion de 1967, et c’est cette vision que la gauche israélienne, dans sa quasi-totalité, adopte encore aujourd’hui. La gauche sioniste continue à parler de 48 — et bientôt de 50 — années d’occupation alors qu’il faudrait en ajouter pratiquement 20 pour rendre justice à l’histoire. L’expansion militaire et la colonisation de la Cisjordanie qui débutent dans les années 1970 créent de nouveaux conflits qui effacent la Nakba de la conscience israélienne.

Vers la fin des année 1980, l’historien Benny Morris forge un nouveau terme, celui de « nouveaux historiens » pour décrire ceux qui avec lui, revisitent largement l’historiographie israélienne de 1948. Son ouvrage, intitulé The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited, (Cambridge University Press, 1988) est un tournant important dans la remise en question du récit israélien. En résumé, pour Morris, il n’y avait pas d’autre choix que de créer un État juif en 1948, un prix inévitable que les Palestiniens devaient payer, et qu’en effet, d’immorales atrocités avaient été commises par les forces sionistes.

Les apports ou les « révisions » des nouveaux historiens déclenchent un très vif débat dans le milieu universitaire israélien (et à travers le monde), apportant aussi bien son lot de critiques acerbes que d’encouragements à poursuivre leurs travaux.

Des accords d’Oslo à la seconde intifada

Les accords d’Oslo sont un coup dur pour les réfugiés palestiniens. L’accord de paix signé par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat stipule que deux États seraient établis le long de la « ligne verte ». Les discussions sur une solution au problème des réfugiés sont repoussées à un stade ultérieur. Ces termes sont évidemment inacceptables pour les réfugiés et plusieurs organisations se créent justement en réponse. Badil à Bethléem et l’Association for the Defense of the Rights of the Internally Displaced (Adrid) en Israël en sont des exemples majeurs. Adrid va politiser la question des Palestiniens déplacés à l’intérieur d’Israël.

En 1997, Adrid organise la première « marche du retour » le jour anniversaire de l’indépendance d’Israël. Cet événement devient une tradition et la reconnaissance la plus importante et la plus visible de la Nakba en Israël. Chaque année, des milliers de citoyens palestiniens d’Israël défilent en nombre ce jour-là, font flotter des drapeaux palestiniens et réclament leur droit au retour. Chaque année, le défilé se déroule dans l’un des nombreux villages détruits par Israël en 1948. Sous le régime militaire, le jour de l’indépendance était le seul moment où les Palestiniens pouvaient librement circuler sans avoir à solliciter un laissez-passer au gouverneur militaire. La marche grossit d’année en année et il devient de plus en plus difficile pour les médias israéliens de l’ignorer. Dans le discours tenu par la majorité de la population israélienne, la Nakba est une catastrophe palestinienne, un récit palestinien, une histoire palestinienne. De notre côté, nous Israéliens, avons le Jour de l’indépendance. Même au sein de la majorité de la gauche israélienne aujourd’hui, la Nakba est comprise comme un désastre pour seulement un cinquième de la population israélienne.

En octobre 2000, éruption de la seconde intifada : les relations entre juifs et Arabes en Israël sont au plus mal. La majorité des juifs israéliens (y compris la gauche) fait alors sienne la version officielle des évènements : tirer sur ces manifestants était une nécessité absolue, car la vie des forces de l’ordre était menacée. Les démentis palestiniens quant aux menaces de mise en danger de la vie des forces de l’ordre ainsi que l’enquête officielle diligentée par la commission gouvernementale Or4 qui conclura, trois ans après, qu’en aucun cas la vie des forces de l’ordre n’avait été menacée, ne suffiront pas à modifier le sentiment général.

Ces évènements en arrière-plan, des milliers de juifs israéliens comprennent ce qu’est l’essence même de l’« État juif » : les Arabes, par définition, ne peuvent y être des citoyens de plein droit. Ces juifs se distancient alors de l’idéologie sioniste qui leur avait été inculquée dès l’enfance. Depuis, un certain nombre de citoyens israéliens ont déclaré publiquement et sans honte qu’ils sont non sionistes ou antisionistes. Pour la première fois, une organisation est créée pour remettre en question les fondements mêmes de l’État d’Israël, avec l’objectif de sensibiliser et éduquer, en hébreu, la société civile israélienne. Zochrot (« Elles se souviennent ») cherche donc à faire connaître la Nakba auprès du public juif israélien et soutient le droit au retour des réfugiés palestiniens. C’est la première organisation fondée par des Israéliens venant des milieux les plus privilégiés, des symboles de cette société : ce sont d’anciens kibbutzim et des soldats, qui remettent profondément en question leur identité. Zochrot a changé le discours sur la Nakba en Israël. Son efficacité est reconnue, y compris par ses détracteurs.

Une plaie toujours ouverte

Voyant que les débats sur la Nakba échappent à tout contrôle, le régime décide de se doter d’un arsenal légal pour parer à cette situation nouvelle. La première version de ce qu’on a l’habitude d’appeler « la loi Nakba » est si draconienne que même des membres du parti qui le promeut, comme Benny Begin, se joignent à la contestation. En mars 2011, la loi est votée dans une version plus édulcorée, mais son objectif est clairement d’empêcher que la Nakba soit étudiée et reconnue en Israël. On menace les organisations qui reçoivent des subventions du gouvernement de les voir diminuer si elles commémorent la Nakba le Jour de l’indépendance. Les professeurs craignent que leur carrière puisse être compromise s’ils participent à des manifestations, actions ou même s’ils mentionnent la Nakba.

Au même moment, et en coordination avec ces efforts législatifs, l’organisation Im Tirzu lance une campagne pour réimposer le déni complet de la Nakba en Israël. L’organisation rédige et distribue un pamphlet intitulé « Nakba Kharta » (« La Nakba, c’est des conneries »), reconstruisant tous les arguments israéliens concernant le « mensonge » de la Nakba : elle est le résultat d’une guerre pendant laquelle tous les Arabes ont voulu nous expulser en 1948 et c’est pourquoi il est normal qu’ils en paient le prix. La loi et cette campagne offrent pourtant un sacré coup de projecteur sur la question de la Nakba. Dans les médias, le mot Nakba est désormais communément utilisé en hébreu. Des hommes politiques et bien d’autres l’utilisent pour décrire différents désastres ou des évènements conflictuels.

Aujourd’hui, le terme montre bien la polarisation de la société israélienne et de son discours. Dans la gauche non sioniste, la place centrale de la Nakba dans la construction du conflit et sa possible solution sont pleinement reconnues. Par ailleurs, les informations sur la Nakba sont désormais disponibles, en accès libre et de plus en plus nombreuses. De l’autre côté, la bataille menée par le régime israélien pour empêcher le plus possible ces débats fait rage. Paradoxalement, ces tentatives d’étouffer la Nakba en font une question brûlante qui nécessite une réponse. Une plaie ouverte qui suinte constamment.

1Ma’na al-Nakba (la signification du désastre), Dar al-Ilm Lilmalayeen, 1948, traduit en anglais par l’auteur.

2La ville de Gath, Gat ou Geth (en hébreu « presse pour le vin ») est l’une des cinq cités-États des Philistins établies à partir du XIIe siècle av. J.-C.

3NDLR. Nom de plume de Yizhar Smilansky.

4NDLR. La Commission d’enquête sur les affrontements entre les forces de sécurité et les citoyens israéliens en octobre 2000, ou « Commission Or » — du nom de l’enquêteur en chef, Theodor Or, juge de la Cour suprême — était une commission d’enquête nommée par le gouvernement israélien pour enquêter sur les événements d’octobre 2000, au début de la deuxième Intifada.

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